Au coeur de l’occupation du Théâtre de l’Odéon
Dans le cadre de mes études, j’ai décidé de faire un sujet sur l’occupation du Théâtre de l’Odéon. En le préparant, je me suis dit que je n'étais certainement pas le seul à qui les artistes devaient manquer. Et les lecteurs de San aussi, ils doivent brûler d'envie de les revoir.
J'ai donc proposé mon idée à San Kerszner qui m'a répondu “Oui grave, let’s go”. Banco. C’est parti pour le Gonzo.
Jour 1 : Les échassiers
Pour me rendre à l’Odéon, j’emprunte le Boulevard Saint Germain, terrain de mes années de jeune San. Les souvenirs des jours heureux m’envahissent : les anniversaires dans les restos dansants, les verres en terrasse jusqu’à la fermeture du troquet, où le simple plaisir de partager une pizza au golf de Naples. C’était il y a un an. C’était il y a si longtemps.
Je laisse derrière moi ces pensées et je remonte la rue vers le théâtre. D’un coup, j'entends une musique. On dirait de la samba. Je ferme les yeux, malgré la pluie fine et glacée qui s’abat sur le quartier latin, et je voyage. je suis transporté sur les plages lointaines du Brésil. Puis en ouvrant les yeux, à mon retour à Paris, je découvre un spectacle magnifique :
Sur le parvis du théâtre, des hommes et des femmes grimés de costumes multicolores dansent à deux maîtres du sol sur des échasses. Plus que des danseurs, ce sont de véritables acrobates. Grand écart en l'air ou encore saut à la corde, le tout perché sur leurs jambes de métal. Je suis terrifié à l'idée que l’un des saltimbanques glisse sur les pavés trempés, mais les acrobates sont déconcertants de facilité. C’est la première fois que je vois un numéro d’échassier, je suis conquis. Encore émerveillé par ce petit carnaval improvisé, je pars à la rencontre d’un des voltigeurs. Haut-de-forme violet vissé sur la tête, veste sans manche et pantalon aux couleurs de son chapeau, ce San perché respire la passion et la joie de vivre. Il me raconte sa tristesse de ne plus jouer. Pendant son numéro, le bonheur de retrouver le public se lit fatalement sur son visage et ceux de ses camarades.
"Occupons! Occupons! Partout où nous le voulons! Occupez! Occupez! Partout où vous le voulez!"
Tous les jours à 14 heures, une Agora est organisée devant le théâtre. C’est un moment d’échange où diverses associations prennent la parole pour exprimer leur solidarité aux occupants du théâtre. L’Agora est introduite par un intermittent emmuré dans l’Odéon qui lit un communiqué : “Dans le sillage de l’occupation des ronds-points, nous occupons l’Odéon. Ce théâtre et cette place sont redevenus des lieux de rencontre et de partage, une tribune quotidienne où depuis le 4 mars, s’expriment les luttes et les colères.” Puis le cri de ralliement est scandé “Occupons! Occupons partout où nous le pouvons! Occupez! Occupez! partout ou vous le voulez!”, et c'est là que l’Agora commence.
De loin, je vois l’acrobate au haut-de-forme discuter avec une femme enfermée derrière la grille du théâtre. L’image est saisissante ; on dirait une prisonnière. À travers les barreaux, la dame en larme remercie chaleureusement l’échassier. Derrière, se trouve un autre brave vêtu d’un uniforme de cuisine, et il ressemble furieusement à Philippe Etchebest. Il s'appelle Pierre Emmanuel Petit, je ne peux m'empêcher de lui dire qu'il est presque champion du monde. Amusé, il rétorque que le troisième buteur de la finale contre le Brésil vit près de chez lui. Une discussion sympathique s’engage. Selon lui, il existe une identité commune entre les métiers de bouche et les artistes. Et pour cause : ils offrent du plaisir aux gens. Je ne saurais le contredire. Il m'explique ensuite que la gastronomie fait partie du patrimoine culturel français et que, comme les intermittents du spectacle, son secteur est sinistré. Voilà pourquoi il se sent solidaire de l’occupation.
Fin de ma première journée à l’Odéon. J’en ai pris plein les yeux, et je suis saisi d'impatience en songeant à y retourner le lendemain.
Jour 2 : Les percussions
En remontant la rue pour accéder à la place de l’Odéon, cette fois, ce ne sont pas des airs de samba mais des percussions que j'entends m'appeler. Sur place, je constate que des tambours jouent, rapidement interrompus par un petit groupe qui décide de prendre le micro. Une femme s'avance et lit un texte tandis que, derrière elle, quatre personnes agitent des bras en papier mâché. Comme une partie du public je m'assois par terre pour assister à ce spectacle de rue. Je tente de comprendre comment l'apprécier ; au premier ou au second degré. Je crois que ce que je vois-là ne me touche pas, mais j'essaie tout de même. La petite bande lâche les bras et commence à mimer des travaux ménagers. Pendant ce temps, une voix s’élève du micro et nous livre un réquisitoire contre le capitalisme. Il est 14 heures, le cri de ralliement est entonné “Occupons! Occupons! partout où nous le voulons ! Occupez! Occupez! partout où vous le voulez!”. L*’Agora* commence.
Aujourd’hui, elle est un peu particulière : c’est parole libre sur le parvis de l’Odéon. N’importe qui peut s’inscrire pour que le micro lui soit offert. L’orateur a alors deux minutes trente pour exposer son point de vue. Le thème de la discussion : l’élargissement du mouvement. Forcé de constater que les premiers intervenants sont complètement hors sujets. Ils nous racontent nostalgiquement mai 68 où l'anniversaire de la Commune de Paris qui fête ses 150 ans. En cerise sur la gâteau, ces historiens improvisés n’ont pas le temps de terminer leurs exposés. Au final : personne n'a rien compris et il n’ont absolument rien proposé. Mais ce n'est pas fini... Un jeune homme surgit soudainement pour se saisir du micro. Selon lui, l'occupation des théâtres n'est pas suffisante. Pour faire bouger les choses, il faut ouvrir complètement les théâtres et jouer devant du public. Je ne suis pas pour la désobéissance civique, mais il faut avouer qu’une telle action réchaufferait les coeurs.
En définitive je suis un peu déçu par ma deuxième journée à l’Odéon. L'ambiance de carnaval a cruellement manqué, et la joie de retrouver le public de la veille s'est estompée... J'espère la retrouver demain, pour la dernière journée.
Jour 3 : La Fanfare
Pour mon dernier jour de visite au théâtre occupé de l’Odéon, j’ai rendez-vous avec Joachim. J'ai préparé quelques questions pour ce metteur en scène encarté à la CGT. Je me présente donc devant les grilles du théâtre, et j'explique à la sécurité que j’ai rendez vous avec un occupant. On m'explique gentiment que je ne pourrai pas rentrer sans carte de presse. J’ai beau expliquer que je suis élève journaliste, attestation et carte de l’école à la main, et que je suis également en reportage pour un magazine du nom de San, mais rien à faire. Les gorilles qui gardent le théâtre ne me laisseront pas entrer. Ah, précarité étudiante, quand tu nous tiens !
"L’ouverture des salles n'est pas la reprise de l’activité**." Joachim occupant du théâtre de l'Odéon.
Ainsi soit-il : je fais l’interview à travers les grilles du théâtre. Souriant secrètement derrière son masque, Joachim me confie que le moral des occupants est bon. Il me raconte ensuite l'occupation en exposant le cœur de ses revendications : “Nous, ce qu’on demande, c’est la reprise de l’activité. L’ouverture des salles n'est pas la reprise de l’activité. Ce qui m’importe, c’est qu’au moment de la reprise, il y ait de l’argent pour payer les salaires et que ça se fasse dans des conditions sanitairement et socialement acceptable."
Après ma discussion avec Joachim je retourne sur le parvis où un groupe de musiciens offre un petit concert aux personnes rassemblées devant le théâtre. Pour mon dernier jour de visite à l’Odéon, ce petit orchestre m’offre un final en fanfare ! Comble du plaisir, j’assiste à une scène merveilleuse : un couple qui danse la java sous mes yeux.
"Ce que j’aime bien c’est que le théâtre se transforme un peu en forum où chacun peut prendre la parole**." Whadi comédien étudiant.
Je referme cette parenthèse enchantée et je retrouve Whadi, un jeune San étudiant comédien qui s’est mêlé à la foule et écoute l’orchestre en attendant le début de l’Agora. Celui-là est plus habitué à l’occupation du théâtre de la Colline, lieu de ralliement des comédiens étudiants. Aujourd’hui, il est venu voir ce qu’il se passe chez “les papas” comme il les appelle. “Ce sont des combats qu’on partage parce qu’on espère avoir un jour le statut d’intermittents... Mais on a aussi nos propres revendications." Il est 14 heures, et pour la dernière fois, j’entends le cri de ralliement : “Occupons, Occupons, partout où nous le voulons ! Occupez Occupez partout où vous le voulez !” alors que l’Agora commence. Puis, tandis qu’on écoute les intervenants du jour, Wadih me glisse : “Ce que j’aime bien c’est que le théâtre se transforme un peu en forum où chacun peut prendre la parole. C’est un lieu de vie, et ça c’est cool. Je pense que les théâtres devront garder cet esprit là.” Mais pour ce comédien, le plus intéressant, ce sont les petits spectacles de rue qui s'organisent avant l’Agora : "c'est une forme d’art qui s'exprime, puis les gens se rassemblent à un endroit alors qu'ils n'ont pas le droit de le faire. À cette époque où on a accès qu’à une forme de culture numérique, je trouve que ça fait du bien d’avoir accès à du spectacle vivant.” Sur ces mots il ne me reste plus qu'à conclure.
Pour terminer ce Gonzo je n’ajouterai que quelques mots :
Cher San,
Toi aussi, l'art et les théâtres t'ont manqué ?
Que l'Odéon soit ta destination.