L’indifférence des enfants rejetés de l’Europe
L’avion n’est rempli qu’à moins de son quart, et la plupart des passagers sont ukrainiens. Ils ressemblent comme deux gouttes d’eau à des russes. Pour l’étranger que je suis chez eux, difficile de faire la différence. Sur place, il ne va pas falloir se tromper d’interlocuteurs en vue des tensions géopolitiques. 120 000 soldats russes à la frontière d’un pays européen, menaçant ouvertement l’intégralité de leur souveraineté, c’est une situation qui n’était pas arrivée sur des frontières occidentales depuis la fin de la Guerre Froide.
Je dois être le seul touriste à bord, si tant est que je suis un touriste. Sans doute que oui. Un journaliste, au fond, c’est quelqu’un qui est payé pour faire le touriste, et là, je ne suis même pas payé, c’est vous dire ! À mes frais, je suis davantage écrivain que journaliste, et un écrivain, c’est juste un touriste qui note tout. Un casse-couille, pour faire simple. Je développe tant bien que mal le magazine pour lequel je réalise ce reportage, et j’espère qu’un jour, mon propre média me paiera mieux que les médias qui me paient déjà mais peu, et qui ne sont pas les miens. Si Dieu veut, comme on dit chez nous. Ça aura valu le coup de ruiner mes dernières économies pour aller dans un pays au bord de l’invasion.
Kiev ou l'illusion d'une paix
Je suis crevé, j’ai dormi une heure cette nuit puisque je suis sorti la veille et me suis levé tôt pour le vol. Incapable de me rendormir dans l’avion, j’ai bossé sur un roman durant tout le trajet, l’écran rendant mes yeux rouges sangs. L’avantage, c’est que les trois heures passées à traverser le continent d’un bout à l’autre se sont écoulées en trois minutes.
À l’atterrissage, je guette par le hublot. Deux informations me sautent aux yeux bien qu'aucune des deux ne soit étonnante : il y a beaucoup d’avions militaires à l’aéroport, et il neige. Néanmoins, je croise peu de militaires, une fois sorti du terminal. Je n’en croiserai aucun dans les différentes villes que je traverserai. Il y a quelques bonhommes austères avec des vestes couleur camo et un drapeau ukrainien tissé sous l’épaule, mais ce sont des civils. Ils ne font qu’illustrer le nationalisme ukrainien qui se renforce à Kiev face à la menace, mais ils ne témoignent nullement d’un conflit physique au sein du territoire. Les soldats sont loins, à la frontière, et les deux fonts se regardent dans les yeux, avec hostilité mais sans combattre.
Une fois la douane passée, ne donnant pas l'impression de voyager sur un territoire européen tant les procédures sont longues, je tombe nez à nez avec un drôle de symbole. Un comptoir touristique coloré mais vide avec marqué « Visit Ukraine » m'accueille et marque l’ironie de la situation. Cette image fait écho au seul propos ukrainien que j’allais recevoir en interrogeant tous ceux que j’ai pu rencontrer sur place : « On n'y pense pas ! », autrement dit qu'ils s'en foutent.
Cette indifférence s’est formulée de différentes façons, mais le point commun à tous ces propos fut le refus d’en parler gravement, voir d’en parler tout court. Certains m’ont simplement répondu « No », me lançant un regard aussi glacial que le climat, et refusant ainsi de répondre à mes questions. Ceux-là sont les plus nationalistes, mais ils ne prônent pas de grands discours comme les nationalistes d'autres contrées, ils se taisent simplement. D’autres m’ont dit « On ne regarde pas les informations, on continue de vivre ! ». Ceux-là ont même rebondi en changeant de sujet, priorisant la crise sanitaire et le vaccin.
À ce propos, après l’avoir questionné sur la Russie sans obtenir de réponses exhaustives, Kostias un chauffeur de taxi kiévien de 37 ans, m’interrogea en retour comme si j’étais devenu le sujet de leur propre reportage. Dans un anglais catastrophique que je compris davantage par ses gestes, il me dit qu’il avait entendu parler d’un soulèvement contre le vaccin, en France, ce qui me fit sourire. Les français étaient contestataires, les français étaient français, ils grognaient pour tout depuis qu'ils avaient coupé la tête de leur roi au 18ème siècle, mais il n'y avait pas eu de vrai soulèvement entre 1789 et aujourd'hui, excepté mai 68… Enfin, ça, vous le savez déjà. Ce qui demeure intéressant, c’est que le Covid19 engage davantage de conversation chez les ukrainiens que l’impérialisme de leur voisin. Ils le ressentent davantage, ce qui prouve que les russes ne les occupent pas tout à fait, ou pas encore.
Parmi les civils, on est donc loin de ressentir une guerre imminente, contrairement au maire de Kiev, l'exception qui confirme la règle, certainement parce qu'il est le maire. J'ai pu interroger cet ancien champion de boxe seulement par téléphone, et celui-ci a clamé avec détermination qu’il se battrait en première ligne pour défendre sa ville si des envahisseurs débarquaient, précisant tout de même qu’il doutait que cela arrive. Il fut le seul à parler du conflit avec ferveur, sans que je comprenne grand chose à ces élans lyriques dans sa langue natale. Une anticipation sensationnelle de guerre à l’image des américains et à l’instar des russes et même du monsieur tout le monde en Ukraine.
Un monsieur tout le monde comme Oleksandr, un trentenaire qui ne regarde pas les infos et qui n'a aucune idée de la marche à suivre en cas d’invasion russe. Je me sens mal à l'aise face à lui, comme si j'étais un pervers qui s'immisce dans une intimité qu'il ne vit pas. Oleksandr me confie qu'il gagne trop peu d'argent pour quitter le pays, et il ajoute que s'il s’enfuit à l’étranger et qu’il n’a plus de travail, il n'aura pas plus de chances de survie. Il n'a aucune information sur la marche à suivre en cas d'invasion ni sur les abris anti-bombes qui sont tous devenus des caves ou des bars, et personne n'en sait davantage.
Hiver, misère et guerre éternelle
L'indifférence des kiéviens s’explique par deux raisons : la première, c’est qu’ils ont d’autre chats à fouetter, et notamment leur flagrante pauvreté. J’ai pu le constater partout où je me rendais, avec très peu d’infrastructures commerçantes ou lumineuses, bien loin des standards de l’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis. Je le ressens également en posant mon regard sur les innombrables bâtiments, massifs et lugubres, faisant de Kiev une ville HLM, ou encore en découvrant les détritus jonchant le sol au pied des maisons en ruine, dans des villes de campagne comme Bila Tserkva ou Ouman. En effet, le salaire moyen est de moins de 300 dollars, et les ukrainiens sont plus miséreux que certains pays peu aisés d’Asie ou du monde arabe, avec le désavantage de subir des températures flirtant avec les -10 degrés en hiver. La seule belle apparition dans ce paysage, comme une lumière dans l'obscurité, ils le doivent au christianisme orthodoxe : c'est la laure des Grottes de Kiev, un monastère inscrit sur la liste du patrimoine mondial.
Même si les slaves sont, depuis des siècles pour ne pas dire des millénaires, un peuple subissant l'hiver la guerre et la misère, les russes ne sont pas étrangers à leurs fardeaux. En effet, l’affreuse architecture et la situation économique sont en grande partie des héritages de l’URSS. Les ukrainiens ont le cul entre deux chaises, entre deux continents, entre deux mondes, entre deux politiques. Ils ne sont ni russes, ni européens, en témoignent le surnom de « malorusses » ou de « petits russiens » qu'on leur a toujours donné en France. Leur misère implique, pour les pro-russes qui se situent à l’est de l’Ukraine, qu’être sous l’aile de Vladimir Poutine ne serait pas une mauvaise chose. La plupart des étrangers l'ignorent puisqu'ils perçoivent Poutine comme Dark Vador, mais ce serait également plus pratique pour eux, avec une simplification de l'obtention de visa et des mesures sanitaires mieux gérées. Ce n’est pas le cas des kiéviens qui tiennent à davantage leur indépendance tout en laissant leur sort entre les mains du destin, sans trop s’en soucier. Quoi qu’il en soit, tous préfèrent penser à autre chose, mais leur désespoir n’en est pas moins accentué.
Tout chez eux paraît désespéré : leur regard pâle, leur alcoolisme ou encore leur conduite dangereuse. Ce dernier point n’est pas négligeable, et dans une navette roulant à 150 km/h tout en slalomant entre des camions sur un sol glacé, j’ai bien cru que j’allais mourrir d’un accident de voiture à défaut qu’il y ait la guerre. Pire, j’ai assisté à des images étonnantes, telle qu’un ukrainien ivre de vodka, déraper sur la neige et quitté sa voiture avant qu’elle ne s’immobilise sans personne à son bord.
Le deuxième motif de leur indifférence, c’est l’ancienneté du conflit. Celui-ci n’a rien de nouveau, même si certains occidentaux ne le découvrent qu’aujourd’hui. Six ans après l’annexion de la Crimée, les ukrainiens qui ne sont pas à la frontière ne perçoivent pas de réel changement sur la situation. Ils ne se sentent pas russes comme certains de leurs concitoyens à l’Est du pays, mais ils ne sont pas alarmés pour autant puisque la menace plane depuis déjà plusieurs années sans que la Russie ne convoite délibérément l’intégralité de l’Ukraine. L’augmentation des troupes russes ne marque pas une différence colossale sur un danger qui existe depuis la fin de l’URSS et ne fait que se renforcer. En effet, Poutine n'a jamais caché sa nostalgie du territoire de l'URSS, qualifiant la chute de l'empire comme une « désintégration de la Russie historique », mais sa reconquête a toujours été considérée comme une mission impossible.
Ukraine vs. Russie, round 2 ou round 3 et peut-être même round 4
Cette situation atteint son point culminant, certes, mais elle n’a rien d’inédite. Volodymyr Yermolenko est certainement le seul de mes interlocuteurs ukrainiens à parler anglais, mais aussi français, et l’un comme l’autre est un miracle, ici. Le bonhomme est chauve, couvert d’un col roulé, il porte des lunettes d’universitaire et il est justement philosophe, politologue et professeur à l'Université de Kyiv Mohylan à Kiev. Quand je lui demande ce qu’il ressent, il me répond textuellement « de la fatigue », que je sais pertinemment être une cousine de l’indifférence. Ni peur, ni tristesse ni colère. Il me confirme que les tenants et les aboutissants ne datent pas d’hier : « Les russes craignent que des pays frontaliers rejoignent l’Otan, ce qui signifierait, pour eux, de se retrouver avec des armées ennemies pour voisins. Même si cela est techniquement irréalisable dans l’immédiat, c’est la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’Otan qui alimente les pressions de Poutine sur le pays. Son objectif, c’est d’établir des territoires tampons, comme la Crimée, qui séparerait la Russie de l’Otan. »
Ceci explique cela. Et cela n’est pas aussi clair pour le commun des ukrainiens comme Kostias, le chauffeur de taxi, qui considère que « Les connards en Russie veulent juste récupérer leur empire, et ils l’auraient fait s'ils étaient apte à rivaliser avec les connards d'Amérique ».
Mais le politologue, contrairement au chauffeur de taxi, s’attarde davantage sur des rouages plus subtil de cette équation déjà en place depuis plusieurs années : « C’est seulement si l’Ukraine rejoint l’Organisation transatlantique qu’ils annexeraient une partie du pays, mais pas nécessairement son flanc ouest. La capitale devrait rester hors d’atteinte, par exemple. Mais encore une fois, cela n’arrivera pas tant que l’Ukraine ne s’approche pas davantage de l’union des armées occidentales. Le déploiement des forces de Poutine n’est qu’une pression, et Moscou a d’ailleurs reproché aux Etats-Unis de réagir excessivement au positionnement de ses troupes, les accusant de s’en servir comme prétexte pour envoyer des provisions d’armes aux Ukrainiens et se rapprocher davantage. Cela a mis le feu aux poudres, et plus le temps passe, plus Poutine pourrait faire ce qu'il n'aurait pas osé il y a quelques jours... Techniquement, il peut le faire en moins d'une semaine, mais ça impliquerait le début d'une potentielle Guerre Mondiale.
En même temps, les Etats-Unis se justifient facilement en répondant qu’ils ne mettraient pas le feu au poudre s'il n'y avait pas de poudre, et qu'ils ne pouvaient rester impassibles quand 120 000 soldats sont mobilisés pour menacer directement le territoire européen. C’est donc une situation complexe, mais elle ne devrait pas aboutir à une conflit armé. D’ailleurs, dans un échange entre Emmanuel Macron et le dirigeant de la Russie, les deux se sont mis d’accord sur « la nécessité d’une désescalade ».
Macron et Poutine, amis ou ennemis ?
Le président français après son apparition à Moscou, s’est rendu à Kiev en même temps que mon séjour en Ukraine. Évidemment, je n’ai pas eu l’occasion de le croiser, ayant un tout autre programme et me consacrant au deuxième reportage qui justifiait ma présence aux confins de l’Europe : une immersion au sein de la culture Breslev, un courant judaïque mystique, festif et joyeux dont la foi s’articule autour d’un lieu de pèlerinage à Ouman, à plus de trois heures de Kiev.
Cependant, on sait qu’après avoir appris la présence du président français en Ukraine, apportant notamment son soutien pour la situation en Crimée, Poutine lui aurait mis une énorme pression. « La France veut la guerre avec la Russie ? » demande-t-il. Traduction « Mêlez-vous quand même de vos affaires ». S’abstenant bien sûr de toute réponse, Macron ne devrait pas rester aussi indifférent que les ukrainiens #TuFlippesManu.
Je rentre à Paris, exténué de mon double-reportage, et loin d'être indifférent. En revanche, je suis « un différent » homme. Je suis parti dans un pays que je pensais récemment plongé dans une situation de guerre imminente, et je rentre en ayant constaté un pays désespéré depuis la nuit des temps. En fin de compte, les médias occidentaux ne s'intéressent qu'à ce qui menace directement leur intégrité, mais ils se moquent pas mal de savoir comment vivent les ukrainiens, ces créatures à moitié monstrueuses, aussi robustes que racistes. S'ils sont des monstres, c'est précisément parce que personne n'a jamais cherché à les humaniser. C'est un peuple de trolls, gardiens d'une frontière, et ils sont aussi froids que désespérés parce qu'ils le savent. Russie ou Europe, qu'importe, au fond ! Leur destin n'a jamais changé et ces pauvres hommes ne connaissent pas l'espoir.