Le drame de la guinguette
du Stade Français

À l’origine, si je me suis rendu dans l’enceinte du Stade Français, ce 28 juin, c’est pour y découvrir la guinguette, un spot en plein air pour se retrouver entre copains. Au lieu de ça, ce Gonzo se transforme en récit d’un drame digne de Séville 82 ou de la grève de Knysna.

Par Hunter

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Le drame de la guinguette du Stade Français

Je me suis toujours considéré comme un supporter de salon. À mes yeux, un match de foot est un moment sacré dont on ne rate pas une miette. La concentration doit être optimale, c'est pourquoi j’ai toujours préféré les soirées foot à la maison.

En revanche, le retour des beaux jours et la liberté retrouvée m'ont donné envie de pointer le bout de mon nez à l'extérieur. À l’occasion du huitième de finale de l’équipe de France contre la Suisse, j’ai donc abandonné mes habitudes pantouflardes de la phase de poule pour la chaleur d’une fan zone.

L’endroit où je me rends n’est pas à proprement parler une fan zone (fermée jusqu’au quart de finale) mais une guinguette. Accueilli par le stade Jean Bouin, le spot diffuse des événements sportifs en plein air et promet une ambiance de bal populaire. Musique et food truck sont au programme. Le menu est alléchant, et rien ne pouvait présager la mauvaise soirée que j'allais passer... Que j'ai encore du mal à digérer.

Sur les coups de dix-huit heures, j’entame mon ascension vers l’autre stade de la porte de Saint-Cloud. Ce quartier, je le connais par cœur. En bon supporter du PSG, je suis un habitué du Parc des Princes. En effet, l'écrin des "Rouge & Bleu" est mitoyen de celui du Stade Français. À l’approche du stade, je suis envahi par un plaisir infini : celui de revoir des supporters, maillot tricolore sur les épaules, prêts à soutenir leur équipe.

Nous sommes tous liés, ce soir-là, par la naïve certitude d'une victoire de nos Bleus.

"J'espère que je ne vais pas détester les Suisses dans une heure et demie.” l'un des rares supporters qui m'a fait part d'un mauvais pressentiment.

Enfin, je pénètre sur la pelouse du stade Jean Bouin. La guinguette est installée dans l’un des en-but, donc derrière la ligne des buts, protégé par des perches roses. La vision est saisissante : on ne se croit pas sur un terrain de sport, mais bien au milieu d’une place de village. À ma gauche, une série de food trucks sont alignés. Il y en a pour tous les goûts : plats thaïs, pizzas, burgers. À ma droite, 800 personnes sont installées sur des transats, des canapés en baldaquin ou à même la pelouse. Pour patienter avant le match du soir, le public profite de la spectaculaire rencontre entre Espagnols et la Croates. Ce soir, dans ce royaume de l'ovalie, c'est le ballon rond qui est roi. À ce moment, le sport roi passe au second plan et ma curiosité se tourne plutôt vers la découverte de la guinguette. À mes yeux, le match contre une Nati faiblarde est une formalité. Prétentieux que je suis…

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Pendant que les spectateurs profitent de la remontada croate contre une Hoja bien fragile, je me familiarise avec l’ambiance qui m’entoure. Les gradins recouverts du rose stadiste se marient avec le bleu des supporters qui se prélassent sur la pelouse. L'atmosphère est celle d’une belle journée d’été qui se termine.

Alors que je déambule entre les fans des Bleus, je tombe sur un supporter des Bleus accompagné de deux jeunes filles d’origine espagnole, évidemment focalisées sur la rencontre de l’équipe ibérique. J’ai trouvé mon spot pour la soirée. Le supporter, tout sourire, me tend un verre de rosé et me confie "j'espère que je ne vais pas détester les Suisses dans une heure et demie.” Un mauvais pressentiment ?

Première mi-temps : pizza et petit-suisse au menu.

Dans cette ambiance estivale, on aurait presque oublié que le huitième de finale allait bientôt commencer. Pendant que mes compagnons du soir jettent leur dévolu sur des sandwichs frits, je patiente dans la queue face aux stands dédiés aux pizzas. Tandis que je récupère mon dîner, les écrans géants du stade affichent les compos d’équipe. Évidemment, l'apparition de notre duo d’attaquants - Karim Benzema, Kylian Mbappé - provoque l'enthousiasme des supporters. Tout le monde espère que les Bleus, champions du monde en titre, vont offrir une belle soirée à leurs amoureux. Personne n’imagine une sortie de route de la bande à DD.

La rencontre commence ! Les haut-parleurs, qui crachent faiblement la voix de Grégoire Margotton et Bixente Lizarazu, ont du mal à couvrir les chants qui sont envoyés vers Bucarest.

Je m’installe un peu à l'écart des groupes de supporters les plus démonstratifs. Les Français ont l'air de vouloir vite faire la différence. À chaque accélération de Mbappé, la foule laisse échapper des cris d'excitation. Je l’avoue, je ne suis pas très concentré sur la rencontre. Mon attention est tournée sur le nuage gris qui stationne au-dessus de la capitale. Fatalement, la douche froide finit par s'abattre sur nos têtes. Le petit groupe qui s'est constitué autour de moi a les yeux rivés sur les applis météo, et certains assurent que la ciel va s'éclaircir. Finalement, le nuage gris cède sa place à un beau ciel bleu, que nous espérons tous être un bon présage pour nos Bleus.

"Il a intérêt de se calmer !" ça chauffe en tribune.

Notre équipe est ballottée par des joueurs helvétiques, finalement pas si mauvais que je le prétendais. La Nati ne semble pas vouloir être cantonnée au rôle de fer de lance à l’ogre gaulois. Derrière nous, un fan des compatriotes de Roger Federer exprime bruyamment sa satisfaction. Et c'est là que Steven Zuber perce le flanc droit de la défense française. Face à lui, Benjamin Pavard, toujours KO debout depuis qu’il a croisé la route de Robin Gosens, décide de respecter les gestes barrières. Le latéral bavarois maintient donc une distance de sécurité avec l’artilleur suisse qui a tout le loisir d’armer son centre. Le caviar atterrit sur la tête d’un Haris Seferovic monté plus haut que Clément Lenglet qui regardait de l’autre côté. Le coup de casque fait ficelle. Deuxième douche froide la soirée : les bleus sont menés 1-0.

Derrière moi, cet enquiquineur de supporter Suisse exulte. Un supporter des Bleus grince des dents : “il a intérêt à se calmer”. La menace m’amuse, mais je me demande surtout où est passée cette foutue neutralité helvétique. La mi-temps est sifflée sur ce score en faveur de la Nati. Côté français, la plus belle action, c’est sûrement la pizza que j’ai englouti d’une traite.

J'ai certes quarante-cinq minutes à oublier, mais mon moral n’est pas atteint. Et je ne suis pas le seul. Au fond de la guinguette, la foule se presse devant le DJ qui entame son set. Je prends le temps de la pause pour discuter avec les spectateurs autour de moi. Ma première cible ; le fameux supporter suisse. Il me confie hilare qu’en réalité, il serait plutôt content de voir notre équipe s'imposer. Lui, ce qui l'intéresse, ce sont les fêtes qui auront inévitablement lieu dans la capitale si les tricolores brillent pendant l’Euro. Dommage pour lui, il a trois ans de retard ou (je l'espère) un an et demi d’avance. Au moins, le fêtard a retrouvé sa neutralité.

Deuxième mi-temps : comment dit-on '' remontada '' en Suisse ?

Avant que le match ne reprenne, je continue ma déambulation parmi les supporters. L’un d’eux, maillot des Bleus cru 2021 sur le dos, est très remonté contre Lloris. Il se demande pourquoi DD ne donne pas sa chance à Mike Maignan, fraîchement champion de France avec les Dogues lillois. Je me dis que les Français sont d’une versatilité qui frise l’amnésie. Si je résume : on devrait sortir un mec qui fait des miracles pendant la Coupe du monde sous prétexte que là, justement, il ne fait pas de miracle, pour le remplacer par un titi qui a fait deux saisons au haut niveau. Heureusement qu’on n’est pas réellement soixante millions de sélectionneurs.

Je croise maintenant un type, béret vissé sur la tête et maillot de Grizou sur le dos. Je lui propose de discuter un peu avant le début du second acte. Il accepte et m’attire vers son groupe de potes. Eux, ce sont des baroudeurs. Il y deux semaines, ils étaient à l'Allianz Arena de Munich pour assister à la victoire inaugurale des champions du monde contre la Mannschaft. Confiants, ils poussent un "allez les Bleus" juste avant le retour des vestiaires.

Je décide de rester au milieu du “kop” pour la fin du match. Une façon de vaincre le signe indien et de vivre plus intensément ce huitième de finale. Le début de la seconde période est un copier-coller de la première. Les tricolores sont bousculés par cette pénible petite Nati. Mon rythme cardiaque commence à augmenter. Autour de moi, je sens que la tension monte, ça n'empêche pas notre groupe de baroudeur de jouer les chauffeurs de salle. On danse, on chante, mais on sent qu’une égalisation rapide rassurerait tout le monde.

Enfin, la délivrance semble arrivée. Après une situation litigieuse dans la surface suisse, les Français réclament un penalty. L'arbitre va consulter la VAR. À Jean Bouin, on exulte. Mais à Bucarest, tout ne se passe pas comme prévu. Ce n’est pas pour une faute helvétique que l’homme en noir a été appelé, mais pour un écart français. À l’écran, on voit apparaître Pavard, qui aurait peut-être dû garder une distance de sécurité cette fois, accrocher le pied Zuber. Pour Monsieur l’arbitre, le contact est dans la surface. Il désigne le petit point blanc d'où sont tirés les pénaltys. Troisième douche froide la soirée.

À ce moment, je repense aux critiques sur Lloris à la mi-temps. Au plus profond de moi, je prie pour que notre capitaine sorte ce foutu péno. Ça fait neuf ans qu’il n’a pas brillé dans l’exercice en sélection. Rodriguez se présente pour défier le portier de Tottenham.... Et comment on le sait tous Hugo e su avoir le bras ferme et repousse la frappe qui aurait pu faire tomber les Bleus. Dans le public, on chante notre amour passionnel pour notre gardien adoré.

Et ce n'est pas fini. Quelques instants plus tard. Mbappé trouve Benzema dans la surface suisse. L’attaquant tape le ballon pour se le remettre dans la course puis trompe Sommer d’un piqué assassin. À Jean Bouin, c’est le délire. Et ce n’est toujours pas fini. Sur l’action qui suit, Griezmann trouve Mbappé dans la surface. Kiki lui remet en une touche du talon - sa seule action de classe du match - Grizi frappe, mais le cuir est détourné par Sommer. Le malin Karim est à la retombée du ballon qu’il pousse au fond des filets. Je n'ai pas de mots pour vous décrire l’ambiance. Sous nos yeux, Karim Benzema venait de devenir ce qu’il n’a jamais été : le sauveur de la patrie en danger. Les chants à sa gloire ne s'arrêtent plus. La guinguette de Jean Bouin vient de basculer dans une douce ivresse qui rappelle l'été 2018. On pense déjà à la fête qui va suivre, où l'on célébrerait l’enfant de Bron qui a offert la qualif aux Bleus.

À quinze minutes de la fin de la rencontre, notre Paulo national nous offre une pogboom dont il a le secret. Une délicieuse frappe brossée des vingt-cinq mètres qui se loge dans la lucarne suisse. La cerise sur le gâteau. 3-1 pour la bande à DD. Quel Nostradamus du jeu peut être assez fou pour prévoir qu’il y ait encore une micro chance que la Suisse remporte ce match ? En tout cas, pas moi.

Autour, on danse et on chante. On ressort les tubes de 2018, le remix de Joe Dassin à la gloire de N'golo Kanté, l’hymne des bleus de Vegedream. C’est à peine si on se rend compte que la Suisse a réduit le score. Ce maudit Seferovic a encore trompé l’arrière-garde des Bleus. Je me dis : “Ok, c’est anecdotique, mais il va falloir resserrer pour la suite du tournoi.”

D’un coup, on se réveille tous violemment. Granit Xhaka trouve Gavranovic dans le cœur de la défense. Le Suisse élimine un Kimpembe aux airs de poupée de chiffon avant de propulser le cuir dans le petit filet. 3-3 !

Les Bleus nous offrent bien un dernier frisson. Kingsley Coman fracasse la barre d’une frappe volée qui ne trouve pas les filets. Mais le mal est fait : les Bleus ont tout gâché.

Prolongation : Allô Jean-Bouin ? Ici Bucarest, on a un problème !

Au moment d’entamer les prolongations, les jambes sont lourdes à Jean Bouin. Je vois beaucoup de fans désabusés. Le groupe de supporters croisé tout à l’heure donne encore de la voie. Pour ma part, j’ai les yeux rivés vers l’écran. J’attends l’éclair qui va nous sortir de cette galère. Un supporter essaie de lancer un chant, et je le suis... Mais le cœur n’y est plus. Et finalement, la frustrante prolongation s’achève pour laisser place à la terrible séance de tirs au but.

Les tirs au but ne sont pas une loterie. C’est un exercice périlleux, un combat mental. À ce petit jeu, la Suisse a pris l’avantage. Dans le stade, on sent que la France n’est pas dans le sens de l’histoire.

Suisses et Français ont leur destin entre leurs pieds. Personne ne rate jusqu'à ce que Kylian Mbappé s’avance. Le génie français a une pression inimaginable pour un gamin de 22 ans, même à qui "tu ne parles pas d'âge." Une pression négative. S’il rate, la France est éliminée, mais s’il marque, il ne fait que maintenir la France.

Kiki rate son péno… Dernière douche froide de la soirée. Celle-ci est glaciale. C’est fini ! le choc est trop violent. Autour de moi, on ne capte pas tout de suite. Moi-même, je mets quelques secondes à remettre mes idées en place. D’un coup, je me rends compte que je suis assis sur la pelouse. Je vois les larmes sur les joues d'un supporter. Au loin, j’entends encore quelques chants d’irréductibles supporters qui expriment leur amour même dans la défaite. C'est tout à leur honneur. Devant moi CNews interviewe un type aussi abattu que nous. Lui aussi est affalé sur le terrain.

Je ne sais pas si la fête d’après-match a été annulée. Les quelques minutes qui suivent ma sortie du stade semblent irréelles. J’ai une pensée pour la guinguette qui nous offrait une soirée pleine de promesse. Si vous passez par la porte de Saint-Cloud et que vous cherchez une terrasse originale, vous y trouverez votre bonheur. L'important, c'était surtout de ne pas y aller ce soir-là, donc le mal est fait.

Pour ma part, le football étant l'un des sujets que je préfère aborder en journalisme, je suis encore sous le choc. Il y a une chose que je ne peux nier, ce sport m’apporte constamment des émotions incomparables. Des émotions parfois dures qui m’ont amené à une conclusion : je déteste le football. Je le déteste autant que je l’aime.

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