Un bar clandestin à l'heure du covid
J'ai eu vent de ce bar par un ami qui m'a dit : "Surtout, n'en parle à personne. Viens un mercredi, un jeudi ou un dimanche soir. C'est fermé le samedi parce que c'est trop cramé... Ah, et sois discret en venant" Puis, il m'a donné une adresse située dans le nord de Paris, ainsi qu'un code à cinq chiffres qui m'a d'abord paru énigmatique. Fallait-il l'énoncer à un guetteur en arrivant ? Je savais que j'obtiendrais ma réponse en m'y rendant et j'en brûlais d'impatience. Une fois le jeudi soir tombé, j'ai sauté dans ma voiture, inscrit l'adresse sur le GPS, et j'ai mis cap vers ma destination, quatre heures après le début du couvre-feu.
Prohibition 2.0
Ce sont ne sont pas les années 20 mais les secondes années 20, et 2021 regarde 1921 d'un air presqu'envieux : la prohibition impliquait des lieux ouverts bien que sans vente d'alcool, tandis que les confinements et couvres-feux imposent une discrétion supérieure et cela même dans les trajets. Si l'approche est différente, on y retrouve toutefois bon nombre d'éléments avec les contraintes du siècle précédent, et surtout dans le lieu en lui-même.
Un voyage dans le temps, voilà ce que l'on ressent lorsqu'on passe une soirée secrète dans l'un des quelques bars clandestins de Paris. Et pour cause : le code que m'avait donné mon contact n'était autre que le code de l'immeuble d'à côté, par lequel il fallait passer avant de traverser la cour conduisant à l'arrière-boutique du bar, et une fois dedans, la zone ouverte était séparée par un rideau de la partie qui donnait sur la rue. À l'intérieur, je n'ai pas seulement retrouvé l'atmosphère enivrante qui m'avait tant manqué, mais également des choses inédites qui n'était pas permise dans les bars en général : y amener son propre breuvage, fumer à l'intérieur, tout à condition de consommer au bar. Une trentaine d'individus trinquaient, personne ne portait de masque, et nul n'infligeait aux autres le supplice pourtant habituel de parler d'actualité. En commandant mon whisky japonais sans glaçons, j'ai pu constater que l'alcool était servi dans des tasses de thé afin d'accentuer d'autant plus le parallèle temporel, bien que cela n'avait aucune utilité dans une période où c'était la crise sanitaire qui imposait l'interdiction aux bars d'ouvrir. De plus, une atmosphère intimiste assez étonnante se dégageait puisque l'illégalité avait le pouvoir de rapprocher davantage les individus, qu'il s'agisse des clients ou des employés. Le barman, connecté aux enceintes via un câble jack relié à son iPhone, passait des chansons sur les demandes des clients, et les fêtards renouaient joyeusement avec l'art du chant et de la danse.
Au bout d'une heure, j'en ai presque oublié l'époque. L'année, le siècle, le millénaire, les contraintes, plus rien n'avait d'importance, il était seulement l'heure de s'enivrer. Et comme le disait Baudelaire : "Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve."
Bonne chance
Je ne me suis donc pas gêné pour profiter de la situation : j'ai bu, bu et rebu jusqu'à finir rébou. Au point d'en oublier même les questions que j'avais préparé pour le barman, ayant seulement écrit dans les notes de mon portable : "Il me dit qu'il fait plus d'argent qu'en période de non-Covid".
Le temps a filé à toute vitesse et vers les coups de 2h du matin, alors que que le nombre d'individus avait été divisé par 4, le barman a coupé le son et nous a intimé de quitter les lieux par groupe de deux, dans un laps de temps espacé de cinq minutes. Nul ne se pressait pour être les premiers à se mouiller, mais ce ne fut pas mon cas. En effet, mon premier réflexe fut de trouver une partenaire afin de ne pas former un mauvais duo en quittant les lieux, et de l'emporter illico presto afin de ne pas la perdre. Ivre, ma solitude prenait le dessus et j'eus l'envie de ne pas me coucher tout de suite, de discuter un peu, et si possible, même, de ne pas dormir seul. J'ai eu la chance de convaincre une certaine Lola, consultante en agence de communication. Cependant, une fois dehors, je m'aperçus que celle-ci avait commandé un Uber vers lequel elle s'était dirigée en me lâchant un sobre "À la prochaine !".
Désorienté, je n'ai pas su quoi répondre et je crois avoir bredouillé quelque chose d'inaudible. Je n'avais ni la force, ni le courage, ni le culot d'insister pour qu'elle reste, ni pour lui proposer de l'accompagner. Et voilà que j'étais seul face à un nouveau challenge, celui qui attend toute personne ayant bravé les couvres-feux pour rencontrer l'ivresse : rentrer chez soi indemne.
J'ai d'abord empoigné mon portable pour générer une attestation de sortie bidon, celle correspondant à la nécessité de récupérer des "produits de soin". Je me suis dit "Je ne suis pas un menteur, l'alcool soigne mon esprit trop lourd !". Mon second réflexe fut de taper sur Google Maps "pharmacie de garde", et j'ai tenté de mémoriser ceux qui se trouvaient sur mon trajet afin de prétendre m'y rendre en cas de contrôle.
Je risquais la double peine : conduite en état d'ébriété (évidemment stupide, faites plutôt comme Lola si vous sortez) doublée de l'amende pour sortie non-autorisée en temps de couvre-feu. Sauvé par de tristes réalités que j'ai pu constater, comme le contrôle au faciès qui ne visait pas ma gueule de babtou, ou l'avantage de conduire une berline semblable à celle des chauffeurs de VTC, j'ai finalement réussi ma mission...
Puisse-t-elle vous inspirer, ou à la rigueur, vous informer. J'ignore encore si je suis auteur ou journaliste.