Bukowski: la virilité
décomplexée

Pour son premier article dans le magazine, l'auteur San Hajaji vous invite à découvrir une figure incontournable de la littérature XXème siècle : Charles Bukowski, la voix des laissés pour compte, dont la personnalité atypique témoigne d'une virilité aussi bestiale que sentimentale.

Par San Hajaji

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Bukowski: la virilité décomplexée

Trois heures de l’après-midi. Je t’imagine squatter une chambre miteuse dans un motel de passe au cœur de Los Angeles, assis sur un vieux fauteuil déchiqueté, en train de siroter une bière tiède et bon marché. Ta gueule burinée de pêcheur, ton regard scintillant d’éclairs joyeux et ton allure de camionneur, tu imposes ton style avec désinvolture. Tu incarnes une certaine idée de la virilité. Une virilité brute de décoffrage ! Sans dorure. Chez toi, la séduction est animale. Tu es un loup urbain qui erre de bar en bar, en quête de quoi étancher sa soif d’amour. Et tu retrouves chez la femme cette musique de la vie, ces instants de grâce où tu t’échappes de ta réalité. Soudain, avec toi, le quotidien prend des allures de conte de fée. Tu es l’homme du monde moderne, cette âme paumée dans la ville pour qui chaque nouvelle rencontre est comme un phare dans la nuit. Un homme qui porte son cœur en bandoulière sans faux-semblants. L’inverse de l’homme qu’on nous vend, celui qui se paye en monnaie de singe. Ouais, un homme, ça pleure comme un chien quand il se sent abandonné. Et cette authenticité dont tu imprimes tes phrases ciselées au couteau, témoigne de cette fêlure de l’homme, de cette sensibilité à fleur de peau. Tu nous apprends que l’homme n’est jamais fort face à la solitude. Tu nous apprends à aimer nos cicatrices. Nous ne sommes pas des héros. Nous ne sommes que des âmes damnées, des oubliés.

Le pote des damnés

Tu es le type du bar qui noie son désespoir dans l’alcool. Tu es le vieux quarantenaire qui vit encore chez sa mère. Les clochards qui peuplent tes nouvelles sont toujours célestes. Tu fais naître la magie dans une épicerie de quartier, sur un banc ou dans une rue mal famée. Tu donnes envie de picoler à cinq heures de l’aprèm, englué dans le bitume sous un soleil calciné. Tous les balayeurs et tous les taxi-drivers devraient lire tes bouquins. Ils verraient à quel point ils sont les princes de la ville. Tu écris pour les hommes blessés, meurtris, les naufragés du système. Tu écris pour les fauchés, ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des baraques de luxe. Et tu leur montres que même dans la misère, l’homme peut être splendide. Qu’il n’a pas besoin de tous ces artifices que sont la thune et l’apparat pour vivre comme un roi. Et ça fait du bien de savoir qu’un type comme toi a existé. Ça nous change des Superman et autres icônes de papier glacé. Avec toi, j’aime mes fêlures, je les porte en exergue avec fierté. J’assume ma virilité de prolétaire avec classe. Aujourd’hui, même Hollywood te fait les yeux doux en s’inspirant de toi pour créer le personnage de Hank Moody dans la série Californication. Tu as révolutionné l’image du poète maudit, dépoussiérant les vieux codes. Ton langage à toi, c’est celui de la rue. On ne te lit pas dans les salons de thé mais plutôt aux chiottes, en train de couler un bronze.

Quand je te lis, un dimanche triste de février, tu me donnes du baume au cœur. Tes mots illuminent la pénombre. Je fume et je bois avec insolence. Je n’ai plus peur des ténèbres glaciales de la solitude. Bukowski, un pote de la débâcle, un looser comme moi. Un type qui a perdu mais pour qui la défaite a le goût de miel. Maintenant, quand j’arpente le macadam, mes pas sont légers. Toutes les femmes recèlent de beauté. Il suffit de bien regarder. Avec toi, les putes deviennent les reines de la nuit et les SDF ont des airs de Casanova. Tu as su éclairer les bas quartiers de ta plume incisive, montrant des hommes et des femmes de tous les jours. Pas ceux des affiches publicitaires qui gangrènent la ville de Los Angeles. Tu es l’homme de la ville marqué au fer rouge par la misère et la solitude. Une sorte de Houellebecq survitaminé.

Une œuvre qui sent le bitume chauffé au soleil

Charles… Charles Bukowski, la voix des oubliés, des laissés pour compte. Auteur de six romans et de quinze recueils de nouvelles. Pour les aficionados, commencez votre menu dégustation par les Contes de la folie ordinaire, idéal pour se mettre en appétit. Bukowski y décrit avec une plume incisive et un humour grinçant son quotidien de la débrouille dans les bas-fonds de Los Angeles. Ensuite, attaquez-vous à l’excellent Factotum. Zoom sur les errances de l’écrivain maudit du temps où il n’était pas encore publié. Et si vous êtes plutôt cinéphile, je ne peux que vous encourager à regarder l’adaptation sur grand écran par Bent Hamer en 2005 avec, dans le rôle du protagoniste, le bluffant Matt Dillon. Par ailleurs, Bukowski, c’est aussi des poèmes, comme en témoigne Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines. Rien que le titre, c’est tout un programme. Une écriture à la fois fiévreuse et enfantine. Vous l’aurez compris, Bukowski est un auteur incontournable du vingtième siècle pour qui veut emprunter les rues crasseuses de la cité des anges en compagnie d’un pochtron amoureux de Bach et de la bière.

Bukowski, c’est la virilité qui se passe de costumes en queue de pie, de chapeaux hauts-de-forme. C’est votre voisin qui se trimballe toute la journée en Marcel et calebute crasseux. C’est un héros, et pourtant c’est n’importe qui. C’est vous et moi.

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