Les addictions, on parie ?
Installé face au hublot, j’ai les yeux perdus dans les nuages. Je pense aux quelques jours de vacances que je vais enfin m'octroyer. Puis, nonchalamment, je pose mon regard sur le magazine que j’ai acheté au kiosque de l’aéroport. En bon passionné du sujet, je dispose évidemment d'une revue qui parle de foot. Cette fois, c'est la quatrième de couverture qui attire mon attention, et plus précisément la publicité qui y figure. Elle fait la promotion d’un site de paris sportifs. La réclame annonce fièrement : “ Ma devise dans le foot, c’est l’argent. ” Le slogan me perturbe. Incurable romantique, je ne suis pas dupe. Je sais que le fric à une place de choix dans le football circus. Mais de là à en faire la clef de voûte du jeu... Je trouve l’idée dérangeante. Puis je me souviens avoir déjà lu ce slogan, il y a quelques jours, affiché sur un bus à Paris. Décidément, cette campagne me met mal à l’aise. J’en éprouve alors l'envie de creuser le sujet.
À peine le pied posé sur la terre ferme, et ma première piña colada des vacances commandée, j’envoie un message à San Kerszner : “ Oui, il y a quelque chose à faire avec ça.... ” C’est parti, ce sera San Society.
Euro 2021 : les paris sont partout
Après une semaine de break espagnole, je suis de retour à Paris. Ce soir, c’est jour de match et pas n’importe lequel : France-Portugal, le remake de la (maudite) finale de l’Euro 2016. Pour suivre la rencontre, j'ai rendez-vous chez mon meilleur pote. La soirée se passe bien : du foot dans un stade plein (qu’est ce que ça fait du bien), Benzema qui débloque enfin son compteur, les Bleus qui décrochent la première place du groupe de la mort. Seule ombre au tableau, ce satané Ronaldo qui nous empêche de rafler la victoire.
La rencontre est suivie des inévitables commentaires d’après-match. D’un coup, je me rends compte qu’un invité surprise s'est tapé l’incruste dans le debrief : les paris sportifs.
En même temps, les spots des bookmakers tournent en boucle à la télé. Décidément ces paris sportifs sont partout…
Le lendemain du match, en sortant du travail, je m’installe dans la voiture pour me rendre à un rendez-vous. Impatient d’écouter le compte-rendu du match et de la dernière journée de poule de l'Euro, je branche mon podcast préféré. En préambule de l’émission, l’autoradio crache une pub vantant les mérites d’un site de paris en ligne, encore… De quoi m'encourager davantage à creuser le sujet.
Premier constat : le business du pari sportif est particulièrement juteux. Le rapport annuel de l’Autorité National du Jeu (ANJ) révèle que les paris sportifs ont rapporté la modique somme de 940 millions d’euros. Bien sûr, le football tient le haut du panier, puisque les mises sur le ballon rond représentaient 1,4 milliards d’euros l’année dernière. Le sport roi n’est pas le seul à intéresser les parieurs qui sont aussi très attirés par le tennis. La petite balle jaune a généré 252 millions d’euros de paris sur l’année 2020. Un podium complété par le basket qui totalise une mise de 148 millions d’euros l’année dernière.
En dix ans, le pari sportif est devenu leader du marché des jeux d’argent et de hasard. De plus, il est devenu un acteur incontournable dans le monde du sport. Comment expliquer un tel engouement ? Ce succès, est-il dangereux ? De nombreux médias se sont penchés sur la question et ont dénoncé les méthodes agressives des bookmakers, qui constitueraient leur pactole sur le dos des joueurs, pour qui le pari cesse d’être un simple jeu. Fantasme ou réalité ?
Mauvaise presse
Le 24 juin dernier, Le Bondy Blog publie une enquête sur les ravages des paris sportifs dans les quartiers français. Les réseaux sociaux embrayent. Les slogans tels que “no bet no date” fleurissent sur le net. La cible de ces inquisiteurs numériques : les organisateurs de paris sportifs ; les bookmakers. Selon les critiques, les bookmakers ont fait de la jeunesse des quartiers populaires leur cible prioritaire. Preuve en est, les campagnes publicitaires des opérateurs qui reprennent les codes urbains : un jeune homme porté en triomphe au sommet de la tour d’une cité, le slogan “#BetclicKhalass” (khalass est une expression populaire qui signifie "paye" en arabe), ou encore la reprise de l’expression “tout par la daronne” créée par un célèbre influenceur... Des exemples parmi d'autres de ce nouveau virage.
La frontière est mince entre vingt et quinze ans. On touche à des mineurs et ça, c’est un gros problème.
Thomas Gaon, psychologue au centre médical Marmottan, s’étonne de ce soudain engouement contre les bookmakers. Pour l’addictologue, rien de nouveau sous le soleil. Ce que les bookmakers actuels font, la Française Des Jeux (FDJ) le faisait déjà, mais visait un autre public. “La FDJ, c'est un truc pour papas qui vendait, pour des hommes blancs de quarante ans, une maison avec piscine en prenant les codes du français lambda." Il souligne que “à ce moment-là, ça ne posait de problème à personne, que la FDJ face rêver monsieur Dupont. Mais alors, à partir du moment où on vise des jeunes racisés ou de milieu populaire, alors là tout le monde commence à s'effrayer.” Thomas Gaon constate tout de même une différence majeure dans la stratégie des bookmakers : “Ce qui est assez nouveau, c’est que les opérateurs en ligne ont compris que leur public vieillissait. Aujourd’hui, ils se sont centrés sur les jeunes, ce que ne faisait pas la FDJ.” Un revirement payant selon le rapport annuel de l’Autorité National du Jeu (ANJ) qui montre que 70 % des joueurs ont moins de 34 ans.
Pour Hervexx, ancien pronostiqueur et auteur du livre “Comment gagner aux paris sportifs ?” (Hachette), le rajeunissement du public explique en majorité la mauvaise presse des bookmakers : “c’est légitime dans le sens où il y a de plus en plus de jeunes qui jouent et qui sont les cibles des publicités. À partir de là, les gens essaient de tirer des sonnettes d'alarme."
Une donnée qui est réellement problématique pour Thomas Gaon : “la frontière est mince entre vingt et quinze ans. On touche à des mineurs et ça, c’est un gros problème". Il ajoute : “les jeunes de milieux populaires sont particulièrement à risque, parce qu’ils sont précaires, parce que ce sont des jeunes hommes, parce qu'ils ont un capital footballistique important, et que le pari s'est banalisé.” Ce qu’évoque l'addictologue, c’est le cœur du problème : les facteurs de risques.
Les facteurs de risques
L’un des premiers constats que j’ai fait au cours de mon enquête, c’est que personne n’est immunisé contre l’addiction au jeu. Évidemment des facteurs comme la précarité ou la fragilité émotionnelle n'aide pas. Mais attention, être bien dans ses baskets n’est pas un bouclier à toute épreuve ! Nous sommes tous vulnérables face aux principaux facteurs de risques : le gain significatif et l’entourage.
Le gain significatif, c’est le gain qui va mettre en confiance le joueur qui pense qu’il a le truc pour être plus fort que le jeu. La rencontre entre le gain significatif et le joueur peut intervenir à tout moment. Ce n’est pas parce qu’on joue depuis longtemps sans rencontrer de problème qu’on est immunisé. La bascule peut intervenir à tout moment.
L’autre facteur de risque principal, c’est l’entourage, et surtout pour les hommes. Eh oui, l’addiction aux jeux est principalement un problème de San. Ce phénomène s'explique par la compétition instinctive qui s’installe entre nous, messieurs. Quand on joue et qu’on gagne, on crie haut et fort nos résultats, on l’affiche sur nos réseaux sociaux. Une mécanique qui influe directement sur un reflex typiquement masculin : le refus de la défaite, ce qui est, pour Thomas Gaon, un signe par excellence de l’addiction. Refuser de perdre, c’est attendre quelque chose de l’argent joué, dès lors on cesse d’être dans un simple jeu, et le pari prend une importance trop importante. L'addictologue me raconte que c’est pour ça que des sportifs de haut niveau comme Michael Jordan ont eu de sérieux problèmes avec les jeux. Ils sont programmés pour haïr la défaite. Ce constat théorique est confirmé par les chiffres de l’ANJ. Le rapport annuel du marché des jeux rapporte que 89 % des parieurs en ligne sont des hommes.
Ils font croire que leur produit est un produit comme les autres alors qu’il est addictif.
Pas de crainte, il existe des façons de se prémunir contre l’addiction. D’abord, il y a évidemment l'interdiction : "je considère que je risque de sombrer dans l’addiction si je joue donc je ne m’autorise pas à jouer de l’argent". Mais si j’ai quand même envie de jouer, le livre d’Hervex me donne quelques conseils pour être un joueur raisonnable. Première étape : quel genre de joueur es-tu ? Impulsif ou raisonné, dépensier ou économe, etc... En fonction des résultats, le livre donne des conseils pour adapter sa façon de jouer. Des conseils importants quand on fait face à un produit addictif.
À qui la faute ?
Selon Thomas Gaon, on touche là la responsabilité des bookmakers : “ils font croire que leur produit est un produit comme les autres alors qu’il est addictif. Au même titre que les vendeurs de tabac et d'alcool.” Mais faire porter la responsabilité de l’addiction sur les seuls opérateurs, c’est faire fausse route. Thomas Gaon, encore : “Ce qui limite les opérateurs, c’est la loi et la réputation.” En clair, le produit vendu par les bookmakers et la publicité qui l'accompagne sont légaux.
De plus, les opérateurs ne sont pas les seuls à profiter de l’argent du jeu. Les pronostiqueurs, les clubs de foot et l’État profitent de cette manne financière. Un écosystème de plus en plus dénoncé, qui pousse finalement les pouvoirs publics à intervenir. Les sites de pronostiqueurs payants vont par exemple être interdits à l’horizon de 2022.
Pour Hervexx, les bookmakers doivent prendre leur part dans l'assainissement du jeu. Il me raconte que c’est déjà le cas : "Certains opérateurs nous ont contacté parce que le livre les intéressaient. Ils souhaitent faire un petit guide qui serait envoyé à leurs abonnés pour leur faire une méthodologie.” De son côté Thomas Gaon, pense que le combat par l’addiction passera “de toute façon, par le législateur”.
En première ligne sur ce dossier, l’ANJ a décidé d’adopter une ligne plus volontariste. En effet, le 20 juillet dernier, l’Autorité Nationale du Jeu a rassemblé les opérateurs pour faire le bilan de l’Euro 2020 qui “ a été marqué par certaines dérives. ” À l’issue de la réunion, l’ANJ a annoncé des mesures telles que l’encadrement des techniques publicitaires ou la limitation des mises. Elle annonce aussi avoir saisi la justice contre les pronostiqueurs qui utilisent des pratiques commerciales trompeuses. Isabelle Falque-Pierrotin, Présidente de l’ANJ, a pour sa part déclaré que “L’Euro de football a eu un effet décapant et extrêmement utile, car il a mis en lumière et questionné des pratiques problématiques pour les paris sportifs que l’ANJ avait identifiées pendant cette première année d’existence. Il n’est pas possible de faire croire aux jeunes que l’on peut gagner facilement de l’argent en pariant !”
Et le plaisir dans tout ça ?
Oui, on l’oublie peut-être trop souvent, mais le pari est avant tout un jeu ! Hervexx affirme que l’important, dans une pratique vertueuse : “c’est de se souvenir que c’est un amusement qui doit rester ludique.” Thomas Gaon abonde dans ce sens : “en tant que soignant, je n'ai pas de problème contre la personne qui joue de manière contrôlée !”
Hervexx donne ses conseils pour que le pari reste un jeu : “ il faut se fixer des limites pour que ça reste un amusement. Il ne faut pas se dire que c’est un moyen de gagner sa vie."
Un amusement... En commençant cette enquête, je suis parti, plein d'a priori sur le pari sportif. Je la termine en ayant changé d’avis. Bien sûr, le jeu d’argent est addictif et dangereux. Mais l’addiction n’est pas une fatalité, le tout est de contrôler sa façon de jouer. Si j’ai un conseil à donner pour terminer, c’est de ne pas oublier que, comme toutes les drogues et pratiquement tous les plaisirs, le pari est un jeu à consommer avec modération !